Concilier les impossibles, par Manuel Jover, Extrait de "Louise Barbu" aux Editions Auréoline

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Il semble que depuis le début, et une fois pour toutes, Louise Barbu ait su comment elle habiterait sa vie de femme, comment elle habiterait l'univers : engagée dans une connaissance heureuse de la vie ; optimiste par pessimisme, se plaît-elle à dire. Un renversement voulu, patient, qui se jouera sur le terrain de la peinture.

Au tout début, il y a un jardin - il y aura toujours un jardin - et le ciel d'Orly sillonné d'avions, l'éternel défilement des nuages, les contemplations infinies. C'est aussi le ciel d'où pleuvent les bombes, le ciel d'apocalypse qui embrase la terre, éventre les maisons. La destruction révèle la terrible fragilité de la vie.

Au début, son regard se porte, non sur ce qui fait un paysage, fleurs et feuillages, terre et ciel, haut et bas, mais sur l'infime : ce qui reste d'une feuille rongée par les limaces, le squelette des nervures, le grain d'une écorce d'orange ...

Dans ces commencements, Louise Barbu ne se pense pas artiste, mais elle l'est, avec autant d'humilité que de détermination. Et avec de modestes moyens, pour commencer. Car elle n'a jamais mis les pieds dans une école d'art. Elle apprend, seule, en parfaite autodidacte. Et en courant les musées, les galeries et les salons. Les premières oeuvres, les premières séries forment ce qu'elle appelle la « période de l'air ». Ce sont des collages, sur des toiles elle colle ces petits riens qui l'émerveillent, feuille rongée, épluchures, qui recèlent à ses yeux les signes originels et mystérieux de la vie, sauvés-collés...



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Préface de l'exposition "Tailleur d'ailleurs" à la Galerie Henri Bénézit, juin 1996

Le tableau nous introduit dans un univers étrange que le regard explore sans pouvoir affirmer s'il appartient à l'infiniment petit ou à l'infiniment grand. La surface de la toile semble s'enrouler sur elle-même, se vallonner sous l'effet de plissements tectoniques ou organiques, découvrant chaque fois de nouvelles profondeurs. L'oeil s'élance, joue avec les ondulations, les perchoirs, caresse les rondeurs suggestives, éprouve des vertiges, cherche un repère oublié par le tailleur d'espaces où amarrer ses certitudes.

Une intuition échappe parfois au doute de cette immersion, celle d'un voyage qui se ferait de l'intérieur. Faut-il l'attribuer au traitement tout personnel de l'abstraction ? Les contours des éléments sont d'une extrême précision. Pourtant ils ne représentent aucun objet identifiable de façon certaine. Rondes-bosses, fortins sensuels, embrassements "monumentaux" laissent par leur ambiguïté le champ libre à l'interprétation, comme si seule une présence - ou des âmes - étaient visibles. Mais des âmes encloses dans des enveloppes singulièrement voluptueuses !

Sans doute aussi faut-il attribuer le sentiment d'intériorité à la lumière, si particulière qu'on ne peut la rattacher à aucune tradition picturale. Dans la peinture occidentale, la lumière constitue le lien qui unifie le tableau. Avec la perspective, elle assure la continuité entre tous les éléments afin que l'espace représenté ressemble au monde. A l'encontre de ces conventions, ici les modelés des volumes - si caractéristiques !, ne suggèrent pas une source lumineuse unique. Par une alchimie savante de la peinture à l'huile, imposant au pinceau une précision et une patience unique. Par une alchimie savante de la peinture à l'huile, imposant au pinceau une précision et une patience oubliée, Louise Barbu donne à chaque élément sa clarté propre, comme s'il était éclairé de l'intérieur ; comme si la lumière naissait de sa couleur et se diffusait en suivant ses contours.

L'artiste affirme ainsi l'autonomie des formes qui jamais ne fusionnent. Elle suggère du même coup les différences fondamentales, les discontinuités du monde - les ruptures à partir des quelles il fut inventer le jeu qui retissera le lien perdu. Cette lumière, paradoxale pour la vision courante, emprunte à l'humeur Dada la provocation tout en délaissant sa fureur iconoclaste. L'esprit de paradoxe tient au contraire lieu d'énergie bâtisseuse. Avec lui s'érige l'architecture du tableau, jaillissante et pourtant charpentée, complexe et vivante.

La construction, soumise aux tensions opposées de ses parties, réussit le tour de force de maintenir son équilibre par la magie de la ligne courbe. C'est elle qui rend possible le cheminement amoureux des formes, leurs conciliabules ; elle aussi qui organise les défis, les épreuves, les connivences énigmatiques. La ligne courbe, langue commune aux individualités fortes du tableau, joue de la sensualité, de l'humour propre à la rondeur pour tempérer les confrontations. Car autrement tout - les émergences débridées, les roulements d'espaces, les tons à vifs - risqueraient de faire éclater l'enveloppe lisse qui entoure les éléments.

Cette architecture, faite d'opposés conciliés, veut en repousser toujours les limites, comme attirée part la difficulté de l'exercice. Or le rendez-vous, dans l'embrasure du tableau, d'éléments nés de lumières différentes, ne reflète pas seulement le raccourci de lieu et de temps qui caractérise la modernité. Il en figure aussi une harmonie, à la fois possible et utopique, construite sur la table rase des illusions ; suivant la lettre d'un "optimisme par pessimisme" !

Théophile Barbu

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