La Gazette de l'Hôtel Drouot, Lydia Harambourg, septembre 2006

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Louise Barbu, Trajectoire aléatoires
La peinture de Louise Barbu nous entraîne hors des chemins traditionnels avec des formes âpres et rigoureuses ou bien sensuelles et mystérieures, nées d'un imaginaire nourri d'une nature sans mesure. Son univers irréel introduit "les débordements, le dessin géniteur, le carré " sur une surface soumise à ses émergences débridées. La couleur est soumise à une interaction relayée par des dégradée subtils. Chaque tonalité nécessite plusieurs couches de la même couleur ; le noir est ainsi décliné en noir bleu, en noir chaud ou en noir froid. La couleur est jugulée par le flux empirique des courbes et des contre-courbes et des ondulations dont le vagabondage fantasque participe de cette ambivalence organique et physiologique. Depuis ses débuts chez Iris Clert, Louise Barbu a développé son errance accompagnée de mots et de poèmes joints à ses peintures, comme autant 'entrées dans son monde. Ses utopies se nomment Tentation des infinis, La Malise du bois vert, Souffle d'irréel ou Emergence débridée.



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ART PTT, n°115, Henri Raynal, 1987

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Temple des tropismes L'oeuvre de Louise Barbu

Je vous présente un peintre abstrait : Louise Barbu. Pour une fois, le mot abstrait convient parfaitement. Est-ce qu'il ne signifie pas - on l'oublie ordinairement - qu'une opération a été effectuée, à l'issue de laquelle on a extrait du concret observé son essence ? Si bien qu'au terme de l'élimination de toute attache avec le particulier, le spécifié, l'identifiable, le circonstanciel, de la progressive purification, de la rigoureuse abstraction, on n'a plus affaire qu'à des entités à caractère idéal, à valeur universelle, au point qu'immédiatement elles appellent l'investigation et que de leur contemplation naît cette aventure : la découverte de leurs propriétés.
Elle consiste - j'ajoute ces formules pour plus de clarté, je l'espère - à : inviter leurs ressources à se révéler, selon une déclinaison neuve et un mode tout autre, faire l'appel de leurs virtualités, priées de se présenter (à moins que ce ne soit prêter l'oreille - l'oeil - sans se lasser à leur appel).
Louise Barbu, longtemps, a peint des végétaux. Ce n'était souvent que des fragments, notons-le ; à quoi s'ajoute qu'elle avait tendance à les isoler dans l'espace qui s'interposait largement entre eux et leur ravissait la première place. C'est le ciel qu'on voyait à travers les trous d'une pauvre feuille visitée par les limaces.
Partant des plantes, elle a cherché des formes essentielles, polyvalentes qui lui apportent, si possible, profonde satisfaction. Elle entendait qu'elles fussent aptes à manifester des « sentiments ».
Parurent alors des nuages, ou des panses, comme on voudra, des champignons gonflés, tendus comme outres, croupes, mamelles, ou au contraire ayant l'aspect de crêpes incurvées ; d'oblongs ballonnets ; des masses molles qui émettaient des protubérances, nourrissaient des appendices à allure de gouttes.
Ces formations ne disposaient de nul lieu. Elles provenaient, procédaient de l'espace vacant qui les baignait. De même qu'elles y étaient survenues et qu'elles s'y engloutiraient, elles n'avaient pas de contour qui leur appartînt. Chaque tableau fixait un instant de leur métamorphose éternelle. De leurs mouvements. Car si elles bougeaient, c'est que non seulement leur apparence évoluait mais aussi et tout autant parce qu'elles aspiraient à s'atteindre l'une l'autre, se toucher, s'accoler, s'aboucher. La même foncière plasticité autorisait les changements de leur anatomie et permettait toutes les élongations et cambrures que leur inspirait un puissant désir de rapprochement.
Le tracé était à la fois pur et doux ; le modelé, d'un extrême raffinement, demeurait sobre. De la couleur du fond ne se détachait qu'une seule teinte aux dégradés subtils - un rose ou un bleu tendres, légers auxquels s'adjoignait un brun parfois -, mais elle se trouvait en grande partie assimilée, absorbée par une envahissante blancheur, laquelle n'était autre que celle de la lumière, et cette lumière venait de l'intérieur.
J'emploie le passé : non pas que le spectacle auquel nous assistions ait cessé ; c'est qu'il y a du nouveau. Les formes se sont simplifiées, épurées, affermies ; renonçant à leur lévitation douce, insolite, à leur dérive lente, elles s'érigent comme des dunes - encore mouvantes - des rochers très lisses, des créatures marines qu'inclinent leur recherche, on ne sait, ou le frais passage d'un courant. Des tiges, surtout, ont fait irruption. Elles traversent la scène que le tableau découvre, elles traversent si besoin est les chairs pleines d'aménité qu'elles rencontrent sur leur chemin. Grâce à ces bâtonnets qui affectionnent une orientation oblique, à ces tiges flexibles mais résolues, un contraste s'est établi, que le noir du fond met en valeur. Un transit irrésistible se fait par le canal de ces éléments longilignes qui visitent les formes dodues qui, de leur coté, ne sont pas dépourvues d'élan. A quoi est dû le magnétisme ambiant ? A l'introduction du Yang, bien évidemment !
Félicitons Louise Barbu : son entreprise d'abstraction est pleinement réussie. Que nous montre-t-elle, à l'état pur, sinon l'individuation, sinon la forme, qui en est la condition, la forme juste suffisante pour qu'on la distingue, la forme minimale en son contour mobile, vivant ; sinon la vie ; sinon la sensualité, sinon l'affectivité ? Elle est parvenue à isoler, à éclairer les tropismes premiers : émergence de ce qui va se séparer du fond, produire sa singularité élémentaire ; aussitôt explorer ses propres possibilités plastiques - les modifications de son rapport total, intime avec ce voisin infini : l'espace -, satisfaire sa curiosité native, naïve, pour ce qui l'entoure, son besoin de rejoindre et reconnaître ce que sa prospection découvre. Louise Barbu jette une lumière limpide et sereine sur le mystère, mis à nu, de cette sortie du fond - que compensera plus tard l'effacement dans le sein du même fond -, cette issue - je veux dire cette naissance -, suivie des mutations, investigations, contacts, échanges.
Trésor des tropismes. A la suite de Louise Barbu, qui pratique un platonisme empirique, concret et invente de nouvelles, très provisoires espèces dont elle ne prétend faire que d'éphémères exemples, nous écartons ce que nous connaissons pour accéder à la « nature naturante ». D'être rudimentaires rend les formes modestes. Elles se tiennent dans le dépouillement total, la netteté vulnérable, la fragilité de leur exemplarité nue. Cependant, leur simplicité même, qui n'est pas sans rigueur, leur pureté leur confère, leur garde, un statut universel ; de leur impersonnalité même leur vient ce caractère monumental, cette gravité, cette solennité qui frappe d'autant plus que s'y joint une ferveur diffuse.
Nous sommes indiscrets. Nous nous sommes approchés d'une intimité. Nous contemplons une solitude métaphysique. Non pas celle que l'on trouve chez Ernst ou Alechinsky. Car la solitude ici est heureuse. Les formes sont entre elles. Elles abritent une lumière qui monte à travers leur épiderme et répand sur elles avec libéralité sa fraîche, sa brûlante blancheur. Serait-ce l'amour ? (Le vide ambiant serait-il amour - désir de créer, d'inventer, de paraître dans des créatures, de les emplir, animer, de sorte qu'elles se portent l'une au-devant de l'autre ?).
Vue nous est donnée - vue partielle - sur un laboratoire sans limite. Protégé par la nuit matricielle, océanique, cosmique ; les eaux nocturnes, abyssales et célestes, où s'accomplissent les engendrements.
D'un temple secret un mur s'est levé. Un grand silence préside à ce qui se déroule dans ce temple insaisissable - exempt de l'obligation de se trouver en un lieu : et l'invention et la célébration. A dire vrai, elles ne se distinguent pas. Henri Raynal.

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